L’ŒILen
mouvement
D’où vient cette sensation qu’un bijou Cartier est vivant? Pour mieux le comprendre, le magazine 365 a provoqué une rencontre entre Pierre Rainero, directeur image, style et patrimoine de Cartier, et Matthieu Poirier, historien de l’art et spécialiste de l’art cinétique. Ensemble, ils explorent ce champ d’échos et de création.
Animer
l’immobile
En 1913, Marcel Duchamp met un point final à la peinture classique en fixant une roue de bicyclette (mobile) sur un tabouret. Ainsi naît une des œuvres clés du cinétisme : placée devant une fenêtre, la création reçoit la lumière du soleil qui vient se réfracter sur les rayons de la roue que l’artiste fait tourner de sa main. Ainsi, le mouvement et la lumière deviennent matériaux de création. Véritable coup de pédale vers la modernité, ce geste ouvre la voie à un territoire créatif immense qui prendra dans les années 1950 le nom d’art cinétique.
Dépasser l’impossible...
… C’est possible pour la joaillerie ! Sur ces précieuses créations statiques, le mouvement s’impose à travers ce qui est, pour Pierre Rainero, « une signature essentielle et invisible de la Maison » : sa relation au corps et sa capacité à se faire oublier. Au-delà du talent des artisans Cartier à réaliser des pièces d’une souplesse remarquable, le mouvement, c’est aussi le dessin, qui naît de l’expertise des designers. Leur savoir s’appuie sur une connaissance approfondie des matériaux, des jeux de lumière, des effets de volume propres à chaque gemme. « L’œil des dessinateurs est entraîné à anticiper ce phénomène où la réfraction, la diffusion et la pénétration de la lumière dans la matière jouent leur propre partie », précise Pierre Rainero. Enfin, le design, au-delà du travail sur la ligne, fait intervenir des conceptions articulées, le jeu du plein et du vide, mais aussi, parfois, la présence d’éléments mobiles : des pampilles, des billes qui, roulant sur elles-mêmes, amplifient les illusions d’optique. Le mouvement, les artistes de l’art cinétique l’envisagent comme le centre d’une expérience au cours de laquelle le spectateur va perdre ses repères, connaître un trouble visuel et sensoriel fort. Perception et participation sont des clés de l’art cinétique. Tout bouge, rien n’est stable pour le spectateur qui expérimente et se confronte au hasard. Sa curiosité est projetée, orientée vers l’inconnu. Seule constante, seul point de stabilité : l’œil. Pour Matthieu Poirier, « le véritable médium, c’est la perception ».
Résonances entre créations Cartier et œuvres d’art cinétique
Les créations de Cartier du début du XXᵉ siècle ouvrent un territoire d’exploration qui anticipe les grands principes de l’art cinétique. Nourris par les cahiers d’idées de Louis Cartier, les dessinateurs de la Maison créent des bijoux qui, à travers des motifs abstraits répétitifs, évoquent la fluidité de l’onde. Une vibration que l’on retrouve dans les œuvres de Heinz Mack. « Je ne voyais plus le relief de métal, mais une structure vibrante et palpitante, faite de lumière », explique Mack.
Sur ce bracelet, le dessin dit le mouvement. Du centre de la pierre part une torsade tournant sur elle-même à l’infini, créant des effets de diffraction. Les joailliers ont retracé cet éclatement chromatique avec des petits éléments d’onyx, de saphir et des jours. Dans les années 1920, Marcel Duchamp conçoit, pour produire l’illusion du volume, les Rotoreliefs : un ensemble de six disques de carton imprimés en recto verso que l’on utilise sur un phonographe et qui, sous l’effet de la rotation, met en mouvement un dessin animé par des effets de creux et de relief.
Associant rigueur géométrique et souplesse, la structure de ce collier repose sur une ligne de saphirs. Le regard est à la fois attiré vers le centre et comme éparpillé vers l’extérieur suivant une infinité de minuscules éléments de saphirs, d’onyx et d’émeraude. La multiplication de ces formes renforce ce mouvement. Une sensation de diffraction et d’éclatement présente sur ce tableau de Philippe Decrauzat : depuis le centre, un écho résonne, en se modifiant légèrement.
S’ébrouant au moindre geste, les pampilles de cette bague évoquent, par leur bruit, celui des fontaines à boules de Pol Bury. Pour Matthieu Poirier, le cinétisme est « obsédé par le mouvement, les rouages, comme autant de résonances entre la machine cinétique et la mécanique cérébrale ».
L’horlogerie se prête aussi à ces explorations. Cette montre Tank, l’une des icônes horlogères de Cartier, nous fait entrer dans une autre dimension. Par une fenêtre sur un monde que nous devinons, nous sommes happés tout autant que rejetés, sans aucun moyen de comprendre dans quel système de référence elle s’inscrit. Un effet de décalage présent sur ces vitraux de François Morellet : le centre, point de référence, est brouillé et le regard erre.